mémoire oubli
biographie autobiographie
souvenir passé
réminiscence trace
« Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l'on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer. Ou peut-être ont-ils oublié tout simplement que ces registres existaient. »

Patrick Modiano, Dora Bruder, Gallimard
 
  1. Puce   les images qui me ressemblent viennent de loin comme une histoire

  2. qui d’abord n’est pas la mienne mais bout par bout me compose

  3. même si je ne m’y reconnais pas

  4. je ne suis pas dans ce que je cherche mais dans ce qui me déborde

  5. je trouve mes origines dans les journaux du matin

  6. et les cris qu’on n’entend plus sont la mer rouge qui s’écarte

  7. chaque jour pour que quelque chose de nous passe entre l’oubli


  8. Henri Meschonnic,

  9. Voyageurs de la voix, Verdier 1985, réédition L’improviste

  10. liens : Page manuscrite en podcast


  1. PuceLa mémoire est sans action sur le souvenir. Le souvenir est sans force contre la mémoire. Le bonheur ne monte plus.

  2. René Char, Feuillets d’Hypnos, Gallimard, proposition 102.


  3. PuceL’ORDRE LÉGITIME EST PARFOIS INHUMAIN

  4. Ceux qui partagent leurs souvenirs,

  5. La solitude les reprend, aussitôt fait silence.

  6. L’herbe qui les frôle éclot de leur fidélité.


  7. Que disais-tu ? Tu me parlais d’un amour si lointain

  8. Qu’il rejoignait ton enfance.
    Tant de stratagèmes s’emploient dans la mémoire ?


  9. René Char, « Les loyaux adversaires », dans Fureur et Mystère, Gallimard


  10. PuceLa question de la chronologie interne, de ce que signifie une succession. S’il n’y a pas de linéarité. S’il n’y a pas là une fonction de l’oubli. Oublier, plus important peut-être que se souvenir. Non pas perdre la mémoire, mais qu’elle travaille pour laisser faire du nouveau. Célébrer l’oubli actif. Apollinaire imaginait un Christoph Colomb à qui on devrait l’oubli d’un continent. C’est en quoi il y a une nécessaire asocialité dans l’art. La société est bien, elle, l’oubli du sujet.

  11. Henri Meschonnic, Le Rythme et la lumière, avec Pierre Soulages, Odile Jacob, 2000, p.140.


  12. PuceL’homme est confronté à ce grand problème privé : la mort comme perte du « moi ». Mais qu’est-ce que ce « moi » ? C’est la somme de tout ce que nous nous rappelons. Ce qui nous terrifie dans la mort, ce n’est pas la perte de l’avenir, mais la perte du passé. L’oubli est une forme de mort toujours présente dans la vie. (…) Mais l’oubli est aussi un vaste problème politique. Quand une grande puissance veut priver un petit pays de sa conscience nationale, elle recourt à l’oubli organisé. (…) Une nation qui perd le sens de son passé finit petit à petit par perdre son être. Ainsi, la situation politique a éclairé d’un jour brutal le problème métaphysique ordinaire de l’oubli auquel nous sommes confrontés jour après jour sans nous en rendre compte. La politique démasque la métaphysique de la vie privée, la vie privée démasque la métaphysique de la politique.

  13. Milan Kundera, « Entretiens avec Philip Roth », 1980, dans Parlons Travail, Gallimard, 2004, p. 116.


  14. PuceLe souvenir des maux est agréable à ceux qui les ont passés, et ajoute quelques douceurs aux félicités dont ils jouissent.

  15. Chevalier de Méré, Maximes, sentences et réflexions morales et politiques, Paris, E. du Castin 1687


  16. PuceOn nous parle de durer dans la mémoire de nos fils, et je ne trouve presque personne qui sache rien de ses ascendants au-delà de son grand-père !

  17. Lucien Arréat, Réflexions et maximes, p.71, Félix Alcan, 1911


  18. PuceOubli. - Il n’est pas encore démontré que l’oubli existe ; tout ce que nous savons, c’est qu’il n’est pas en notre pouvoir de nous ressouvenir. Nous avons placé provisoirement, dans cette lacune de notre puissance, le mot oubli : comme si c’était là une faculté de plus dans le registre. Mais, en fin de compte, qu’est-ce qui est en notre pouvoir !

  19. Friedrich Nietzsche, Aurore. (1881), Œuvres I, Robert Laffont - Bouquins 1990, 126 p.1045



  20. PucePourquoi faut-il que nous ayons assez de mémoire pour retenir jusqu'aux moindres particularités de ce qui nous est arrivé, et que nous n'en ayons pas assez pour nous souvenir combien de fois nous les avons contées à une même personne ?

  21. La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, Éd. Garnier Frères, 1961, [313], p.8


  22. PuceCar je considère qui si notre mémoire retient tel élément et laisse tel autre lui échapper, ce n’est pas par hasard : je la tiens pour une puissance qui ordonne sa matière en connaissance de cause et la trie avec sagesse. Tout ce qu’on oublie de sa propre vie, un secret instinct l’avait en fait depuis longtemps déjà condamné à l’oubli. Seul ce que je veux moi-même conserver a quelque droit d’être conservé pour autrui. Parlez donc et choisissez, ô mes souvenirs, vous et non moi, et rendez au moins un reflet de ma vie, avant qu’elle ne sombre dans les ténèbres.

  23. Stefan Zweig, Le monde d’hier, Souvenirs d'un européen, 1944, Belfond, p.15


  24. PuceOn invente sa mémoire, on prédit son passé.

  25. Jean Cayrol, Il était une fois Jean Cayrol, Seuil


  26. PuceLe souvenir, c'est ce qu'il reste de mémoire à l'oubli.

  27. Henri de Régnier, « Donc », Ed. du Sagittaire, 1927, p.28


  28. PuceLa mémoire est l’avenir du passé.

  29. Paul Valéry, Cahiers I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1973, Mémoire p.1256


  30. PuceMa mémoire est comme une boîte où il y aurait un peu de tout. Ça me dégoûte de chercher dedans.

  31. Jules Renard, Journal (11 octobre 1904), Éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, p.729


  32. PuceMettre des souvenirs faux sur les vrais jusqu’à ce que les vrais en crèvent. Nous racontons de bonnes histoires. On a bien rigolé, des fois, vous savez. Certains choisissent le ton avantageux. Ils s’établissent dans le personnage du prisonnier résolu, roidi, sévère, inflexible. Cela fera une captivité en chromos, comme l’autre guerre, celle de 14, est devenue une guerre en chromos, avec son poilu cynique, râleur et bon enfant. Mais les vrais souvenirs vivent par en dessous. Ils s’obstinent. Les souvenirs d’impuissance et de dégoût. Nous avons touché le fond. Nous nous sommes vus jusqu’au fond. Nous avons vu les autres jusqu’au fond. Ce n’est pas facile à oublier.

       Georges Hyvernaud, La peau et les os, 1949, Pocket, (p.33)


  1. PuceLa mémoire est une jeune Juive malade qui s’enfuie en secret, la nuit, de chez ses parents, pour aller à la gare de Nikolaï : ne se trouvera-t-il personne pour l’emmener ?

  2. Ossip Mandelstam, Le timbre égyptien, Actes Sud, 1995, trad. Evelyne Amoursky, p.64.


  3. PucePeut-être, un jour ces souvenirs auront pour nous des charmes.

  4. Virgile, cité dans De qui s’agit-il ? Henri Cartier Bresson, Gallimard, 2003


  5. Puce[...] la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés [...] est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien.

  6. Albert Camus  La peste, Gallimard, Folio n°42, p.72


  7. Pucecxxv


  1. Dans ces campagnes de mon pays,

  2. et étranger dans les campagnes de mon pays

  3. — moi j’avais ma patrie là où le Douro coule

  4. entre des rochers gris

  5. et des fantômes d’anciennes chênaies,

  6. là-bas en Castille, mystique et guerrière,

  7. noble Castille, humble et sauvage,

  8. Castille du mépris et de la force —,

  9. dans ces campagnes de mon Andalousie,

  10. oh ! terre où je naquis ! je voudrais chanter.

  11. J’ai des souvenirs de mon enfance, j’ai

  12. des images de lumière et de palmiers,

  13. et dans une gloire d’or,

  14. de clochers lointains avec des cigognes,

  15. de villes avec des rues sans femmes,

  16. sous un ciel indigo, de places désertes

  17. où poussent des orangers flamboyants

  18. avec leurs fruits ronds et vermeils ;

  19. et dans un jardin sombre, le citronnier

  20. aux branches poussiéreuses

  21. et aux pâles citrons jaunes

  22. que reflète l’eau claire du bassin,

  23. un arôme d’iris et d’œillet

  24. et une forte odeur de basilic et de menthe ;

  25. des images de grises oliveraies

  26. sous un soleil torride qui étourdit et aveugle,

  27. et de montagnes bleues et dispersées

  28. sous les rougeurs d’un soir immense ;

  29. mais il manque le fil qui noue le souvenir

  30. au cœur, l’ancre au rivage

  31. où ces souvenirs ne sont pas de l’âme. Ils ont

  32. sous leurs vêtements bigarrés,

  33. qui montrent qu’ils sont des dépouillent de la mémoire,

  34. la charge brute que le souvenir garde.

  35. Un jour, imprégnés de la lumière des profondeurs,

  36. les corps virginaux s’en reviendront à l’ancien rivage.


  37. Antonio Machado, « Lora del Rio », 4 avril 1913, Champs de Castille, Gallimard, collection Poésie


  38. PuceL'oubli et la mémoire sont également inventifs.

  39. Jorge Luis BorgesLe rapport de Brodie, trad. Pierre Baillargeon, Folio n° 1588, p.102


  40. PuceUne chose m’humilie : la mémoire est souvent la qualité de la sottise ; elle appartient généralement aux esprits lourds, qu’elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et néanmoins, sans la mémoire, que serions-nous ? Nous oublierions nos amitiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires ; le génie ne pourrait rassembler ses idées ; le cœur le plus affectueux perdrait sa tendresse, s’il ne se souvenait plus ; notre existence se réduirait aux moments successifs d’un présent qui s’écoule sans cesse ; il n’y aurait plus de passé. Ô misère de nous ! notre vie est si vaine qu’elle n’est qu’un reflet de notre mémoire.

  41. François René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t.1, Flammarion 1982, Première partie, Livre deuxième, chap.3 p.69


  42. PuceVivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir.

  43. René Char, La parole en archipel, Gallimard


  44. PuceJamais un amour ferme n’est ni sera fléchi par des tromperies. Quels que soient les torts que tu m’aies jamais infligés, ils ne sont pas encore totalement sortis de la mémoire de mon cœur ; mais à présent, proprement, je te pardonnerai tout, de sorte que désormais je ne sois plus troublée par de tels affronts de ta part.

  45. (La femme), lettre 88, extrait, p.105, dans Lettres des deux amants, attribuées à Héloïse et Abélard, Gallimard, 2005


  46. Puce[...] le magasin de la mémoire est volontiers plus fourni de matière que n'est celui de l'invention.

  47. Michel de MontaigneEssais 1.9, Gallimard, Folio n°289, p.84


  48. Pucenous nous parlions à la basse


  1. il y a tant de pierres ici

  2. pour chaque larme

  3. une pierre était tombée

  4. du cœur


  5. et combien de vie

  6. avons-nous passé

  7. dans un seul oubli


  8. Henri Meschonnic, Voyageurs de la voix, Verdier, 1985


  9. PuceQui a commencé un jour à ouvrir l’éventail du souvenir trouve toujours de nouveaux segments, de nouvelles baguettes, aucune image ne lui suffit, car il a reconnu qu’on a beau le déplier, c’est dans le plis seulement que loge l’authentique, cette image, ce goût, cette impression tactile au nom de quoi nous avons déployé, déplié tout cela ; et alors le souvenir passe du petit au plus petit, du plus petit au minuscule et ce qui vient à sa rencontre dans ces microcosmes devient de plus en plus prodigieux.

  10. Walter Benjamin, «Chronique berlinoise», dans Écrits autobiographiques, Christian Bourgois, p.247


  11. PuceÇa n’est pas pour nous les tourments de l’exil et les tristesses décoratives. Nous n’y avons pas droit. Il n’y a plus pour nous que ces débats dérisoires avec notre corps. La vie du corps envahit toute la vie. C’est ainsi. Toute la vie ou presque. À peine s’il reste encore quelques vieux souvenirs effilochés. Et ils finiront bien par s’user tout à fait eux aussi, et il ne restera rien que le corps, ses démangeaisons, ses coliques, ses constipations, ses hémorroïdes, ses poux et ses punaises, ce qu’on met dedans, ce qui en sort, ce qui l’attaque, ce qui le ronge, ce qui le détruit. Nous n’aurons même plus de passé. Il se décolore de jour en jour, notre passé, il se râpe et se troue. Il faut défendre ses souvenirs comme sa veste ou sa chemise, et quand même ils se dégradent et se défont. Cela semblait solide pourtant, et bien à nous. On croit qu’on emporte ses souvenirs avec soi, qu’ils battent en nous comme notre cœur, comme notre vie. Ce n’est pas vrai. Dans cet univers abstrait de la captivité où tout ce qui avait été marqué par nous, tout ce qui portait nos traces, nous est enlevé à la fois, notre passé nous devient étranger, nous quitte, s’en va en lambeaux. Certains aiment autant qu’il en soit ainsi. Que tout foute le camp, le passé, le regret, l’espoir. On sera bien débarrassés. Et d’autres s’entêtent à soutenir leur passé comme un noyé au-dessus de l’eau. Au moins, ne pas renoncer à défendre ça. À défendre l’image d’un écolier en pèlerine, le dessin d’une nappe, un visage, le pli d’un sourire, le poids exact d’un regard. À défendre l’odeur d’une chevelure ou d’une robe, l’odeur d’un corps dans le sommeil ou dans l’amour…

  12. Georges Hyvernaud, La peau et les os, 1949, Pocket, p.73


  13. PuceAlors les souvenirs me viennent comme une avalanche et je cherche à me reconstruire toute cette écoles d’artistes modernes flamands, jusqu’à en avoir le mal du pays comme un Suisse. Ce qui n’est pas bien, car notre chemin est — en avant, et retourner sur ces pas c’est défendu et impossible, c’est-à-dire on pourrait y penser sans s’abîmer dans le passé d’une nostalgie trop mélancolique.

  14. Vincent Van Gogh, Lettre à Théo, Saint-Rémy de Provence, septembre 1889, Gallimard.


  15. PucePourquoi ? Pourquoi ce qui était beau nous paraît-il rétrospectivement détérioré parce que cela dissimulait de vilaines vérités ? Pourquoi le souvenir d’années de mariage heureux est-il gâché lorsque l’on découvre que pendant tout ce temps-là, l’autre avait un amant ? Parce qu’on ne saurait être heureux dans une situation pareille ? Mais on était heureux ! Parfois le souvenir n’est déjà plus fidèle au bonheur quand la fin fut douloureuse. Parce que le bonheur n’est pas vrai s’il ne dure pas éternellement ? Parce que ne peut finir douloureusement que ce qui était douloureux, inconsciemment et sans qu’on le sût ?

  16. Bernard Schlink, Le liseur, Gallimard, 1995, p.48.


  17. PuceIl faut la mémoire de beaucoup d'instants pour faire un souvenir complet. De même le deuil le plus cruel, c'est la conscience de l'avenir trahi et quand survient l'instant déchirant où un être cher ferme les yeux, immédiatement on sent avec quelle nouveauté hostile l'instant suivant « assaille » notre coeur.

  18. Gaston Bachelard, L'Intuition de l'instant, Livre de Poche, biblio-essais n°4197, p.15


  19. PuceTorse. Celui-là seul qui saurait considérer son propre passé comme le produit avorté de la contrainte et de la nécessité serait capable d’en tirer à chaque instant le meilleur parti.  Car ce qu’un homme a vécu peut-être comparé, dans le meilleur des cas, à la belle sculpture dont tous les membres furent brisés lors des voyages et qui n’offre plus rien maintenant que le bloc précieux dans lequel il doit sculpter l’image de son avenir.

  20. Walter Benjamin, « Antiquités », dans Une enfance berlinoise, Sens Unique, Maurice Nadeau, 1988, p.186


  21. PuceSi nous nous souvenons un tant soit peu que nous avons oublié quelque chose,  c’est que nous ne l’avons pas totalement oublié. Fût-il égaré, nous ne partirions pas en quête d’un objet totalement oublié.

  22. Saint Augustin, Confessions, livre X, XIX, 28, Gallimard,  bibliothèque de la pléiade, 1998, p.1000.


  23. Puceles récits de notre vie

  24. c’est quand ils ont été beaucoup redits

  25. qu’ils parlent pour la première fois

  26. ils restent les mêmes puisqu’ils nous recommencent

  27. ils sont un air plus que des paroles

  28. elles semblent se répéter

  29. mais le chant ne s’use pas

  30. il a même plus de force

  31. peu à peu il prend toute la place

  32. plus les récits ont tourné dans les bouches dans les bras

  33. plus ils préparent le lit où nous irons nous aimer

  34. à la fin ils seront si jeunes qu’on pourra ne plus nous voir


  35. Henri Meschonnic, Voyageurs de la voix, Verdier, 1985


  36. PuceJamais plus nous ne pouvons recouvrer tout à fait ce qui est passé.  Et c’est peut-être une bonne chose.  Le choc de la retrouvaille serait si destructeur qu’il nous faudrait cesser sur-le-champ de comprendre notre nostalgie. Mais c’est ainsi que nous la comprenons, et d’autant mieux que le passé est plus profondément enfoui en nous. Comme le mot oublié, encore sur nos lèvres il y a un instant, qui délivrerait notre langue dans une envolée démosthénienne, le passé nous semble alourdi de toute la vie vécue qu’il nous promet. Il se peut que ce qui rende le passé si lourd et si prégnant ne soit rien d’autre que la trace d’habitudes disparues dans lesquelles nous ne pourrions plus nous retrouver. La manière dont ce passé est combiné aux grains de poussière de notre demeure en ruine est peut-être le secret qui explique sa survie. Quoi qu’il en soit — il y a pour tout homme des choses qui développent des habitudes plus durables que toutes les autres. Ce sont elles qui formèrent les aptitudes qui déterminèrent ensemble son existence.

  37. Walter Benjamin, « La boîte de lecture », dans Une enfance berlinoise, Sens Unique, Maurice Nadeau, 1988, p.76


  38. PuceL’homme reste donc toujours aussi étrange, aussi énigmatique,  quelles que soient les expériences qu’il accumule dans sa vie. Car il n’arrive jamais jusqu’à lui-même, il ne connaît jamais les dernières raisons de ce qui se passe en lui. Il voit les événements émerger de sa vie et disparaître de nouveau, se réjouit de leur variété et cherche à les comprendre dans leurs transitions. C’est à lui, et, de nouveau, ce ne l’est plus. C’est sa vie, et le moment d’après, c’est la vie tout court. C’est la vie d’une vie individuelle, le secret de la vie, tel qu’il se trouve dans chaque vie. Mais cette vie, vécue comme elle l’est ici, ne peut-être saisie comme telle ; elle reste vision et expérience. Elle ne revêt pas une forme indépendante qu’on puisse délimiter en elle-même. Elle n’est jamais présente que dans le cours même des événements, et doit toujours être revécue.

  39. Bernard Groethuysen, « Montaigne – le monde et la vie »,  dans Anthropologie philosophique, Gallimard,  Tel,  1980,  p.266


  40. PuceInfructueuses,  toutes les tentatives pour restituer le passé ressemblent aux efforts pour saisir le sens de l’existence. Les unes comme les autres font que vous vous sentez comme un bébé qui veut attraper un ballon de basket : la paume de vos mains glisse dessus.

      Joseph Brodsky,  « L’art de la distanciation », 1976,  dans Loin de Byzance, Fayard,  1988, p.11


  1. PuceMa mémoire est caractérisée, je pense, à un degré assez exceptionnel, par l’intensité de ses impressions sensibles, son pouvoir d’évoquer et de faire revivre les odeurs, les bruits, les couleurs, les formes et le sentiment des choses avec une très réelle acuité.

  2. Thomas Wolfe,  cité dans la préface d’André Bay au recueil de nouvelles,  De la mort au matin, Stock,  1948 & 1987


  3. PuceQuand un homme est en avance sur son temps, une génération qui n’est pas encore née au moment où il parle vient au monde en temps voulu et trouve en lui son inspiration.

  4. Hubert ButlerL’envahisseur est venu en pantoufles,  Anatolia,  1984.


  5. PuceJe crois que la mémoire n'est pas autre chose qu'une habitude que les organes ont contractée ou doivent contracter. L'enfant qui ne peut pas avoir contracté d'habitude, n'a pas la mémoire, de même qu'il n'a presque pas d'intelligence, de raison, etc.

  6. Giacomo Leopardi, Zibaldone di pensieri, traduction de Riccardo Pineri, [Z.* 1255]


  7. Puce(…)

  8. Je vais,  comme la nuit, de pays en pays ;

  9. Je possède l’étrange pouvoir de raconter ;

  10. Dès que je vois son visage,

  11. Je sais que l’homme doit m‘écouter :

  12. À lui je dis mon histoire.


  13. Samuel Taylor ColeridgeLe vieux marin


  14. PuceLa mémoire,  ce n’est pas seulement une quête personnelle. C’est un travail sans fin pour la mise en ordre et l’architecture du monde.

  15. J. M. G. Le Clezio,  dans Le Nouvel Observateur, à propos de Un rocher sur l’Hudson,  de Henry Roth.


  16. PuceLâche, vraiment lâche est celui qui a peur de ses souvenirs.

  17. Elias Canetti, La province de l’homme


  18. PuceComment se défaire de quelque chose enfoui beaucoup plus profond : la mémoire et la peau de la mémoire. Je ne m’en suis pas dépouillée. La peau de la mémoire s’est durcie, elle ne laisse rien filtrer de ce qu’elle retient,  et elle échappe à mon contrôle. Je ne la sens plus.

  19. Charlotte DelboLa mémoire et les jours, Berg International


  20. PuceQuand, au fond de notre mémoire

  21. Nous repassons par le chemin d’antan,

  22. Tous les sentiments des jours enfuis

  23. Renaissent peu à peu en notre âme ;

  24. La tristesse et la joie s’y lovent aussi,

  25. Et elle frémit comme autrefois,

  26. Et comme alors, le cœur est oppressé,

  27. Et comme alors, on voudrait respirer.


  28. Nikolaï Ogarev, « Humour »,  cité par Alexandre Herzen en exergue à la 1ère partie de Passé et méditation,  L’Âge d’homme, 1974


  29. PuceLes créatures de la mémoire ne sont guère différentes de celles qui peuplent les enfers d’Homère et de Virgile. À peine espérons-nous les saisir qu’elles se dérobent à notre étreinte ; elles nous ont si vite échappé que nous sommes même incertains des espèces sous lesquelles elles nous apparurent : images ou mots. L’image elle-même s’est si vite corrompue, elle s’est si vite consumée, qu’il ne nous reste souvent qu’un résidu de mots à peine suffisants à les décrire. Si bien que nous finissons par penser que la mémoire se fait surtout sentir comme  un sens qui, tel la vue ou l’ouïe, manquerait à notre configuration globale si jamais nous en étions privés. Moins que des êtres, nous n’obtenons que des contours. Et nous sommes si bien voués à la mélancolie qu’elle semble nous avoir précédés. Mais c’est que nous apprenons qu’à peine arrachés à leur présence, dès que nous nous en détournons, les personnes que nous aimons, les objets familiers, les œuvres auxquelles nous devons tant de joie se recouvrent d’un voile qui les prive de leur chair : ils n’ont plus qu’une apparence de fantômes et se contentent de hanter les demeures que nous leur offrons. Ils deviendront des emblèmes, des esquisses, des pictogrammes. On ne saisit en eux qu’une pure vocation d’exister qui se limite à une intention de produire une signification absente.

       Jean-Louis Baudry, L’âge de la lecture, Gallimard, 2000, p. 29


  1. PuceSans doute Ulrich ne s’était-il jamais découvert une prédilection particulière pour l’ivresse des clairs de lune. Mais, de même qu’on avale ordinairement la vie sans s’en rendre compte et que parfois, beaucoup plus tard, on en retrouve sur la langue le goût spiritualisé, de même, tout ce qu’il avait laissé perdre d’enivrements, toutes les nuits qu’il avait passées distrait et solitaire, avant de connaître sa sœur, lui apparaissaient maintenant sous la forme de broussailles infinies, inondées d’argent, de lacs de lune dans l’herbe, de pommiers surchargés, de gelées qui chantent, d’eaux noires couvertes d’or. Ce n’étaient que des détails hétérogènes et qui jamais n’avaient été harmonisés, mais qui se mêlaient maintenant comme le parfum qui s’exhale d’un vin herbé.

  2. Robert Musil, L’homme sans qualités, traduction par Philippe Jaccottet, Seuil, collection Points


  3. PuceRaconter un rêve, un mélange de souvenirs. Ils forment souvent un ensemble signifiant et énigmatique. Quelque chose comme un fragment qui nous impressionne fortement, (c’est en tout cas parfois le cas), au point que nous nous mettons en quête d’une explication et d’un ensemble de connexions.

  4. Mais pourquoi tels souvenirs ont-ils surgi à tel moment ? Qui le dira ?  — Il se peut que cela se rattache à notre vie présente, par conséquent aussi à nos désirs, à nos craintes, etc. — « Mais veux-tu dire que l’apparition de ces souvenirs doit nécessairement être rattachée à ce contexte causal déterminé ? » — Je veux dire qu’il n’y a pas nécessairement de sens à parler de trouver la cause.

  5. Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, T.E.R., traduction par Gérard Granel


  1. PuceSi j’évoque ces choses, ce n’est pas que je pense que là se trouvent les clés de mon subconscient, et certainement pas par nostalgie de mon enfance. Je le fais parce que je ne l’ai jamais fait et que je veux que certaines de ces choses demeurent, du moins sur le papier. Et aussi parce qu’il est plus agréable de regarder en arrière que le contraire. Demain offre moins d’attrait qu’hier. On ne sait pourquoi, il n’émane pas du passé une monotonie aussi accablante que l’avenir. Par sa profusion, l’avenir est propagande. Tout comme l’herbe.

  2. Joseph Brodsky,  « L’art de la distanciation », 1976,  dans Loin de Byzance, Fayard,  1988, p.14


  3. PuceC’est l’oubli des vivants  qui fait mourir les morts.

  4. Auguste Comte


  5. PuceLa langue a signalé sans malentendu possible que la mémoire n’est pas tant l’instrument de l’exploration du passé que son théâtre. Elle est le médium du vécu comme le Royaume terrestre est le médium où sont ensevelies les villes mortes. Qui cherche à s’approcher de son propre passé enseveli doit se comporter comme un homme qui creuse. Cela détermine le ton, l’allure des souvenirs authentiques. Ils ne doivent pas craindre de revenir toujours à un seul et même état de fait ;  le pelleter comme de la terre, le retourner comme le royaume terrestre. Car des états de fait ne sont que des gisements, des stratifications, qui, au prix seulement de l’exploration la plus méticuleuse, révèlent ce qui fait les vraies valeurs cachées à l’intérieur de la terre : les images arrachées à leur ancien contexte se présentent comme des joyaux dans les salles austères de notre discernement tardif — comme des vestiges ou des torses dans la galerie du collectionneur. Et il faut certes un plan pour entreprendre des fouilles avec succès. Mais le coup de bêche précautionneux, tâtonnant dans l’obscur Royaume terrestre est tout aussi indispensable, et il se frustre de la meilleure part, celui qui consigne seulement l’inventaire de ses découvertes et non cette chance obscure attachée au lieu même de la découverte. La vaine recherche y a sa part tout autant que la recherche chanceuse et le souvenir ne doit donc pas procéder par récit et encore bien moins par compte rendu mais tenter de manière épique et rhapsodique, au sens le plus strict, de porter toujours ailleurs ses coups de bêche, en prospectant, là où il est déjà passé, des couches de plus en plus profondes.

  6. Walter Benjamin, « Chronique berlinoise », dans Écrits autobiographiques, Christian Bourgois, p.277


  1. PuceToutefois, j’affirme avec force ceci : si rien ne passait,  il n’y aurait pas de passé ; si rien n’advenait, il n’y aurait pas de futur ; si rien n’était, il n’y aurait pas de présent. Mais ces deux temps — le passé et le futur —,  comment peut-on dire qu’ils « sont », puisque le passé n’est plus, et que le futur n’est pas encore ? Quand au présent, s’il restait toujours présent sans se transformer en passé, il cesserait d’être temps pour être « éternité ». Si donc le présent, pour être « temps », doit se transformer en passé, comment pouvons-nous dire qu’il « est », puisque son unique raison d’être, c’est de ne plus être — si bien que,  en fait,  nous ne pouvons parler de l’être du temps que parce qu’il s’achemine vers le non-être ?

  2. Saint Augustin, Confessions, livre XI, XV, 18, Gallimard,  bibliothèque de la pléiade, 1998, p.1041


  1. Puceon se cache

  2. les souvenirs sont clandestins

  3. il y a plus de signes qu’on n’en saura

  4. on croit apprendre mais la

  5. phrase n’est donnée que si

  6. on est pris c’est

  7. pourquoi on ne se cache pas

  8. on se montre on a

  9. la mémoire à découvert

  10. pour être chez soi dans son sens

  11. pas comme dans une maison

  12. mais comme on vient au monde

  13. et les abris qu’on a accumulés se sont

  14. défaits

  15. Henri Meschonnic, Voyageurs de la voix, Verdier, 1985


  1. PuceLa boîte noire de ma mémoire eut un râle, se mit à vomir des obscénités, à cracher sa fureur. Il en sortit, bondissant, un petit bonhomme de celluloïd.

  2. Andreï Voznessenski, « Salle bleue à la pierre noire », dans Boîte Noire, Grasset 1990, p.105


  1. PuceÇa n’est pas pour nous les tourments de l’exil et les tristesses décoratives. Nous n’y avons pas droit. Il n’y a plus pour nous que ces débats dérisoires avec notre corps. La vie du corps envahit toute la vie. C’est ainsi. Toute la vie ou presque. À peine s’il reste encore quelques vieux souvenirs effilochés. Et ils finiront bien par s’user tout à fait eux aussi, et il ne restera rien que le corps, ses démangeaisons, ses coliques, ses constipations, ses hémorroïdes, ses poux et ses punaises, ce qu’on met dedans, ce qui en sort, ce qui l’attaque, ce qui le ronge, ce qui le détruit. Nous n’aurons même plus de passé. Il se décolore de jour en jour, notre passé, il se râpe et se troue. Il faut défendre ses souvenirs comme sa veste ou sa chemise, et quand même ils se dégradent et se défont. Cela semblait solide pourtant, et bien à nous. On croit qu’on emporte ses souvenirs avec soi, qu’ils battent en nous comme notre cœur, comme notre vie. Ce n’est pas vrai. Dans cet univers abstrait de la captivité où tout ce qui avait été marqué par nous, tout ce qui portait nos traces, nous est enlevé à la fois, notre passé nous devient étranger, nous quitte, s’en va en lambeaux. Certains aiment autant qu’il en soit ainsi. Que tout foute le camp, le passé, le regret, l’espoir. On sera bien débarrassés. Et d’autres s’entêtent à soutenir leur passé comme un noyé au-dessus de l’eau. Au moins, ne pas renoncer à défendre ça. À défendre l’image d’un écolier en pèlerine, le dessin d’une nappe, un visage, le pli d’un sourire, le poids exact d’un regard. À défendre l’odeur d’une chevelure ou d’une robe, l’odeur d’un corps dans le sommeil ou dans l’amour…

  2. Georges Hyvernaud, La peau et les os, 1949, Pocket, p.73


  1. PuceJ'ai dit que l'imagination peut renaître ou persister même chez les vieillards et chez les blasés. J'ajoute que l'imagination et le plaisir qu'elle donne consistant en grande partie dans les souvenirs, le fait même d'avoir perdu l'habitude d'imaginer continuellement contribue à augmenter le plaisir des souvenirs ; car si les souvenirs étaient présents et habituels, 1°) ils ne seraient pas, ou ne seraient qu'à un moindre titre souvenirs ; 2°) ils ne seraient pas aussi agréables parce que ce n'est jamais le présent qui fait illusion, nuis seulement le lointain, et d'autant plus qu'il est lointain. Si bien qu'il n'y a aucun doute que les images de la vie des Anciens ne nous soient plus agréables qu'aux anciens eux-mêmes pour qui elles étaient du présent, ou des souvenirs encore proches. Du reste, plus le souvenir est éloigné et moins il est habituel, plus il élève, étreint, émeut doucement, charme l'âme, et plus l'impression qu'il produit est vive, énergique, profonde, sensible et fructueuse : c'est qu'étant plus éloigné, il est plus soumis à l'illusion. [Z.* 1860-1862]

  2. Giacomo Leopardi, Zibaldone di pensieri, traduction de Riccardo Pineri


  1. PuceMon travail progressait lentement… Il faut beaucoup de temps pour qu’un passé différent se décante en une pensée transparente,  guère consolante,  mélancolique, mais que l’on accepte en la comprenant. S’il n’en va pas ainsi, on peut espérer la sincérité, mais non point la vérité !

  2. Alexandre HerzenPassé et méditations, L’Âge d’homme,  1974


  1. Puce… a stone, a leaf, an unfound door ; of a stone, a leaf, a door. And of all the forgotten faces.

  2. Thomas Wolfe


  1. PuceLa réalité ne se forme que dans la mémoire.

  2. Marcel Proust


  1. Puce   Si donc le futur et le passé existent, où sont-ils ? Je veux le savoir. À défaut d’en être capable pour l’instant, je sais du moins ceci : où qu’ils soient, ils n’y sont pas en tant que futur ou passé,  mais en tant que présent. Car,  si le futur y est comme futur,  il n’y est pas encore ; si le passé y est comme passé, il n’y est plus. Et donc, où qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils n’y sont que comme présent.

  2.     Aussi bien, un récit véridique du passé fait-il surgir de la mémoire, non pas les réalités elles-mêmes, qui sont du passé, mais des mots conçus à partir de leurs images, formes d’empreintes laissées dans l’esprit par leur défilement à travers les sens. Ainsi mon enfance, qui n’est plus, appartient au passé, qui n’est plus. Mais lorsque je l’évoque et que j’en parle, c’est dans le présent que j’en perçois l’image qui subsiste dans ma mémoire.

  3. Saint Augustin, Confessions, livre XI, XVIII, 23, Gallimard,  bibliothèque de la pléiade, 1998, p.1044


  1. PuceNous sommes touts de lopins, et d’une contexture si informe et diverse, que chasque pièce, chasque moment faict son jeu ; et se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes, que de nous à auetruy.

  2. Michel de Montaigne, Essais, cité par Bernard Groethuysen dans Anthropologie philosophique, Gallimard, Tel, p.266


  1. PuceJ’ai toujours envié ces personnages du XIXe siècle capables de regarder en arrière et de distinguer des repères dans leurs vies, dans leur évolution. Des événements marquaient une transition, une nouvelle étape. Je parle des écrivains, mais j’ai en fait à l’esprit la capacité qu’ont certains types d’êtres de saisir le sens de leurs vies, de voir les choses distinctement, sinon clairement. Et je conçois qu’on ne doive pas limiter ce phénomène au XIXe siècle.

  2. Joseph Brodsky, « L’art de la distanciation », 1976, dans Loin de Byzance, Fayard, 1988, p.22


  1. PuceIl faut distinguer ce qui est passé de ce qui a été.

  2. Philippe Sollers, Radio France Culture,  le 11-01-2010


  1. PuceOn se dit que tout cela doit disparaître, le bon comme le mauvais, ce qu’on aime comme ce qu’on déteste, mon héritage, mon identité, disparaître avec moi, hormis d’insignifiantes évocations, quelques distillations occasionnelles d’éloquence préservées en caractères d’imprimerie, tout le reste doit disparaître. Et finalement, cela aussi. Depuis des temps immémoriaux,  depuis que l’univers a pris conscience de lui-même sous la forme de l’homo sapiens, le tribut à payer pour ce « privilège » suprême a été la conscience de la mortalité et de tout ce qui s’ensuit. Le cri de chaque être humain a toujours été : « Et quand je me désagrégerai,  qui se rappellera ? » J’ai souvent imaginé la pluie lavant le souvenir, le vent s’en amusant, le ver consommant avec application un trope abstrus — ou, d’ailleurs, quelque élégante formule : E=MC2, ou ei∏=-1, ingérée par de joyeux helminthes…

  2. Henry Roth, Un rocher sur l’Hudson,  éditions de l’Olivier, 1995, p.467


  1. PuceSe souvenir, c’est remonter tout seul le lit d’une rivière tarie !

  2. Ossip MandelstamLe bruit du temps, L’Âge d’homme, 1972


  1. PuceDes souvenirs, même lorsqu’ils s’étoffent, ne constituent pas toujours une autobiographie. (…) Car l’autobiographie attrait au temps, au déroulement et à ce qui fait le continuel écoulement de la vie. Or il est question ici d’espace, de moments, de discontinuité. Car même si des mois et des années surgissent ici, c’est sous la forme qu’ils ont à l’instant de la remémoration. Cette étrange forme — qu’on l’appelle éphémère ou éternelle — n’est en aucun cas la matière dont elle est faite, celle de la vie.

  2. Walter Benjamin, « Chronique berlinoise », dans Écrits autobiographiques, Christian Bourgois, p.280


  1. PuceUn homme, c’est toute l’époque, comme une vague est toute la mer.

  2. Jean-Paul SartreSituations IX


  1. PuceLa mémoire renferme comme un rebut (…)

  2. Henry RothRequiem pour Harlem,  éditions de l’Olivier, p.34


  1. PuceJe désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. Si cela dépendait de moi, je ne ferais que grimace au souvenir du passé. Je n’ai jamais pu comprendre les Tolstoï et les Aksakov, les petits-fils Bagrov, amoureux des archives familiales avec leurs épopées de souvenirs domestiques. Je le répète, ma mémoire est non pas d’amour, mais d’hostilité, et elle travaille non à reproduire mais à écarter le passé. Pour un intellectuel de médiocre origine, la mémoire est inutile, il lui suffit de parler des livres qu’il a lus, et sa biographie est faite. Là où, chez les générations heureuses, l’épopée parle en hexamètres et en chronique, chez moi se tient un signe de béance, et entre moi et le siècle git un abîme, un fossé, rempli de temps qui bruit, l’endroit réservé à la famille et aux archives domestiques. Que voulait dire ma famille ? Je ne sais pas. Elle était bègue de naissance et cependant elle avait quelque chose à dire. Sur moi et sur beaucoup de mes contemporains pèse le bégaiement de la naissance. Nous avons appris non à parler, mais à balbutier et ce n’est qu’en mêlant l’oreille au bruit croissant du siècle et une fois blanchis par l’écume de sa crête que nous avons acquis une langue. (…)

  2. Ossip Mandelstam, Le bruit du temps, L’âge d’homme.


  1. PuceSouvenir, souvenir, que me veux-tu ?

  2. Paul Verlaine


  1. PuceCar le passé nous réjouit, et sert plus que le présent ; mais les plaisirs des sentiments se perdent incontinent et ne reviennent jamais, et en est la mémoire autant fâcheuse, comme les actes ont été délectables. Davantage les autres voluptés sont telles que, quelque souvenir qu’il en vienne, si ne nous peut-il remettre en telle disposition que nous étions.

  2. Louise Labé, dédicace d’un recueil de sonnets à Mlle Clémence de Bourges, dans Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, Actes Sud, 1998, p. 310


  1. PuceAucune transmission n’est intégrale, passage obligé d’un contenu immuable d’une génération à l’autre. Figer pour transmettre, n’est-ce pas camper dans un passé mythifié, n’est-ce pas une mortelle illusion qui dresse le décor d’une future extinction ? Car la transmission n’est assurée qu’au prix d’un déplacement. Ce que nous reprenons de l’enseignement de nos pères s’accompagne inévitablement d’un désir qui nous conduit vers un monde nouveau, vers un sens original.

  2. Antoine Spire, L’obsession des origines, Verticales, 2000, p. 57


  1. PuceQu’est-ce qui est « résolu » ? Toutes les interrogations de la vie déjà vécue ne demeurent-elles pas derrière nous, comme une coupe de forêt qui nous bouchait la vue ? La défricher, ou ne serait-ce que l’éclaircir, nous y songeons à peine. Nous continuons à avancer, nous la laissons derrière nous, et vue de loin, le regard peut certes l’embrasser, mais elle reste indistincte, incertaine et dans une confusion d’autant plus énigmatique.

  2. Walter Benjamin, « Ces plantations sont confiées à la protection du public », dans Sens Unique, 1928, Maurice Nadeau


  1. Pucebeaucoup d’années

  2. ne laissent que

  3. quelques mots


  4. plus près de notre silence

  5. qu’avant


  6. Henri Meschonnic, Voyageurs de la voix, Verdier, 1985


  1. PuceJe ne peins pas l'être, je peins le passage.

  2. Michel de Montaigne


  3. PuceL'anecdote contient souvent l'essence d'une vie.

       George Steiner, À voix nue, entretiens avec Laure Adler en 2009 sur France Culture


  1. PuceLe cri de chaque être humain a toujours été : «Et quand je me désagrégerai, qui se rappellera  ?»

  2. Henry Roth, Un rocher sur l’Hudson, Éditions de L’Olivier


  1. PuceLes lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince  tranche au milieu d’impressions contigües qui formaient notre vie d’alors ; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années.

        Marcel Proust, Du côté de chez Swann


  1. PucePour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.

  2. Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910), traduction de l'allemand par Maurice Betz, Éditions du Seuil, collection Points


  1. PuceLe présent ne naît pas par miracle, et le passé n'est pas mort, il n'est pas même passé.

  2. Christa Wolf, Trame d'enfance, Gallimard, collection Folio


  3. PuceEt j’entre dans les domaines, dans les vastes palais de ma mémoire, où sont renfermés les trésors de ces innombrables images entrées par la porte des sens. Là, demeurent toutes nos pensées, qui augmentent, diminuent ou changent ces épargnes thésaurisées par nos sens; et enfin tout dépôt, toute réserve, que le gouffre de l’oubli n’a pas encore enseveli. Quand je suis là, je me fais représenter ce que je veux. Certains objets paraissent sur-le-champ, d’autres se font chercher davantage; il faut les tirer comme d’un recoin obscur; d’autres s’élancent en essaim, et tandis que l’on demande l’un d’eux, accourant tous à la fois, ils semblent dire : N’est-ce pas nous ? Et la main de mon esprit les éloigne de la face de mon souvenir, jusqu’à ce que l’objet désiré sorte de ses ténèbres et de sa retraite. D’autres enfin se suggérant sans peine au rang où je les appelle, les premiers cèdent la place aux suivants, pour rentrer à leur poste et reparaître à ma volonté. Ce qui arrive exactement lorsque je fais un récit de mémoire.

  4. Saint Augustin, Les confessions, chapitre VIII. De la mémoire. 12


  1. PuceTout cela pour cette raison de profonde duplicité du souvenir collectif : L'histoire écrite n'est pas l'histoire dite. Le consensus n'est pas le « raconté ». La mémoire est attitude, discours, sublimation, fantasme ou consentement mutuel ou complicité de silence ou arrangement. La mémoire vive est orale, dite mais pas écrite, inexacte mais crue, elle est transmise mais pas enseignée. La mémoire écrite est subie et perpétuée, elle est falsifiée mais acceptée, elle est anti-mémoire, au nom de la mémoire.

  2. Kamel Daoud, «Indépendance donnée»: Lapsus contre consensus... La chronique de kamel Daoud "Raïna Raïkoum" Le Quotidien d'Oran, le 25/01/2015...


  1. PuceJe suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n'avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain. 

       Descartes, Seconde méditation métaphysique


  1. Puce Le réveil


  1. C’est la clarté, je monte lourdement,

  2. De mes rêves vers le rêve habituel

  3. Et les choses retrouvent, rituel,

  4. Leur espace attendu, lorsque au présent

  5. Converge, immense, accablant, le nuage

  6. Du passé : les siècles de migrations

  7. De l’oiseau et de l’homme, les légions

  8. Détruites par l’épée, Rome et Carthage.

  9. Revient aussi la quotidienne histoire :

  10. Ma voix, mon visage, ma peur, mon sort.

  11. Si cet autre réveil, qui est la mort,

  12. Pouvait m’apporter un temps sans mémoire

  13. De mon nom, de tout ce qui fut ma vie ! 

  14. Si ce matin pouvait être l’oubli !


  15. Jorge Luis Borges, La Proximité de la mer, une anthologie de 99 poèmes de Jorge Luis Borges, livre édité, préfacé et traduit de l’espagnol (Argentine)

  16. par Jacques Ancet, Gallimard, 2010, pp. Poème, n° 19, extrait de L’Autre, le Même, 1964.


  17. PuceNon seulement certaines gens ont de la mémoire et d'autres pas (sans aller jusqu'à l'oubli constant où vivent les ambassadeurs de Turquie), ce qui leur permet de trouver toujours - la nouvelle précédente s'étant évanouie au bout de huit jours, ou la suivante ayant le don de l'exorciser - de la place pour la nouvelle contraire qu'on leur dit. Mais même [vol II.157] à égalité de mémoires, deux personnes ne se souviennent pas des mêmes choses. L'une aura prêté peu d'attention à un fait dont l'autre gardera grand remords, et en revanche aura saisi à la volée comme signe sympathique et caractéristique, une parole que l'autre aura laissé échapper sans presque y penser. L'intérêt de ne pas s'être trompé quand on a émis un pronostic faux abrège la durée du souvenir de ce pronostic et permet d'affirmer très vite qu'on ne l'a pas émis. Enfin, un intérêt plus profond, plus désintéressé, diversifie les mémoires si bien que le poète qui a presque tout oublié des faits qu'on lui rappelle, retient une impression fugitive. De tout cela vient qu'après vingt ans d'absence on rencontre au lieu de rancunes présumées, des pardons involontaires, inconscients, et en revanche tant de haines dont on ne peut s'expliquer (parce qu'on a oublié à son tour l'impression mauvaise qu'on a faite), la raison. L'histoire même des gens qu'on a le plus connus, on en a oublié les dates. Et parce qu'il y avait au moins vingt ans qu'elle avait vu Bloch pour la première fois, Mme de Guermantes eût juré qu'il était né dans son monde et avait été bercé sur les genoux de la Duchesse de Chartres quand il avait deux ans.

  18. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Le temps retrouvé..


  19. PuceLa mémoire est un filtre sournois.

  20. Christa Wolf

       

  1. PuceIl y a ce que nul n'a vu ni connu sauf celui qui cherche dans le tourment des mots à traduire le secret que sa mémoire lui refuse.

  2. Louis-René des Forêts, Ostinato

  

  1. PuceL'ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent : elle compromet, dans le présent, l'action même.

  2. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, (publié à titre posthume en 1949)


  3. PuceLe passé se souvient du futur.

  4. William Betsch, Drancy ou le travail d’oubli, éd. Thames & Hudson, 2010


  5. PuceL’homme qui oublie une injure ne la pardonne pas, il oublie ; car le pardon part d’un sentiment héroïque, d’un cœur noble, d’un esprit généreux, tandis que l’oubli vient d’une faiblesse de mémoire, ou d’une nonchalance, amie d’une âme pacifique, et souvent d’un besoin de calme et de tranquillité ; car la haine, à la longue, tue le malheureux qui se plaît à la nourrir.

  6. in Préface, Giacomo Casanova La Proximité de la mer, Mémoires de J. Casanova de Seingalt, écrits par lui-même,

  7. rédigées en langue française en 1789-1793, révisées en 1794-1798


  8. PuceIl y a quelque chose derrière nous qui tire vers le lointain les objets disparus, avec la rapidité d'un torrent qui passe. 

        Gustave Flaubert, Lettre à Louise Collet, [Trouville] Dimanche 14, 4 heures [14 août 1853].


  1. PuceIl me semble que le passé doit être laissé à la discrétion d’un organe capricieux mais fascinant qui lui est spécialement dédié et que l’on nomme la mémoire.

  2. Elle trie, rejette ou préserve selon le degré d’importance dont elle affecte les évènements.

  3. Ce choix n’a que peu à voir avec le jugement que l’on porte sur l’instant.

  4. Ainsi, des scènes qui vous ont paru extraordinaires, précieuses, disparaissent sans laisser de trace, tandis que d’humbles moments, vécus sans y penser, parce qu’ils sont chargés d’affects, survivent et renaissent un jour.

  5. Jean-Chistophe Rufin, Immortelle randonnée : Compostelle malgré moi, éd. Guerin Eds


  1. PuceJe n'avais que vingt ans, mais ma mémoire précédait ma naissance. J'étais sûr par exemple d'avoir vécu dans le Paris de l'Occupation puisque je me souvenais de certains personnages de cette époque et de détails infimes et troublants, de ceux qu'aucun livre d'histoire ne mentionne. Pourtant j'essayais de lutter contre la pesanteur qui me tirait en arrière , et rêvais de me délivrer d'une mémoire empoisonnée.

  2. Patrick Modiano, Livret de famille, éd. Gallimard


  1. PuceNous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser.

  2. Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire